Le bon produit : satisfaire tout le monde ou ne mécontenter personne ?
Dans notre série sur “The Lean Startup”, ce troisième billet se penche sur la relation symbiotique entre un produit et ses parties prenantes. Dominique HAK et Kim DANG, PO chez Néosoft, vous proposent leur analyse…
Les startups existent pour apprendre comment construire une entreprise pérenne, ce qui a déjà été évoqué dans le premier article de notre série sur “Lean Startup”, d’Eric Ries. Pour définir un peu plus en détail ce qu’est une entreprise pérenne, on a choisi cet extrait, venant du “Personal MBA”, de Josh Kaufman :
Décrite de manière grossière, une entreprise est un processus répétable :
- Qui crée et livre quelque chose de valeur…
- Que d’autres personnes veulent, ou dont ils ont besoin…
- À un prix qu’ils sont prêts à payer…
- Et qui satisfait les besoins et attentes de l’utilisateur…
- De façon à générer suffisamment de profit pour rendre l’opération intéressante pour ses propriétaires.
Derrière cette définition, on entr’aperçoit deux types de population qui ont chacune besoin d’y trouver leur compte pour que l’entreprise soit couverte de succès : ceux qui produisent le produit/service et ceux qui le consomment. Chacune peut se subdiviser à son tour pour former la liste des parties prenantes. Dans cet article, on se propose de vous présenter celles que l’on trouve les plus importantes, puis de se concentrer sur les consommateurs et d’illustrer comment différents choix de priorisation impactent la définition de la “valeur” pour finalement donner des produits très différents ou surprenants.
Back to basics
Les parties prenantes
Commençons donc par la liste des parties prenantes que nous avons jugées les plus importantes :
- L’équipe de développement, au sens Scrum :
Ce sont les gens qui ont été mandatés pour réaliser le produit. - Le commanditaire :
C’est la personne qui a mandaté, et qui paie l’équipe de développement. - Les clients :
Ce sont les gens qui achètent le produit. Ce ne sont pas toujours ceux qui l’utilisent. - Les utilisateurs :
Ce sont les gens qui utilisent le produit. Ce ne sont pas toujours ceux qui l’achètent.
Prenons le cas fictif d’une compagnie de jouets haut de gamme pour enfants, en bois, faits mains en France, que l’on appellera “Jouèlerie”:
- L’équipe de développement est composée d’artisans compétents. Ils aiment travailler à Jouèlerie parce qu’en tant qu’experts reconnus dans leur domaine, on leur laisse carte blanche pour tout ce qui touche à la réalisation concrète des jouets, et la qualité prime sur la quantité. Le rythme de travail est donc soutenable et laisse le temps à l’invention et la créativité.
- Le commanditaire est une personne du département marketing. Noël approche et elle a la lourde responsabilité de s’assurer que les produits Jouèlerie seront sous le sapin d’un grand nombre de familles.
- Les clients sont les parents. Ils n’utilisent donc pas le jouet : ils sont charmés par le concept derrière le produit et l’image de la marque, si tant est que leur portefeuille le leur permette.
- Les utilisateurs sont les enfants. Ils ne sont intéressés que par une chose : l’utilisabilité du produit, en l’occurrence le jouet. Leur appropriation peut passer par des chemins complètement imprévus par les concepteurs eux-mêmes : Est-ce que le jouet a bon goût ? Est-ce qu’il se combine bien avec les autres ? La boîte est-elle jolie et peut-elle servir de maison ?
Leurs intérêts à tous sont compatibles, heureusement, mais ils sont en pratique (très) différents !
- Dire qu’un produit/une entreprise est pérenne est en ce sens équivalent à dire qu’il/elle a su rester au-dessus du seuil minimal de satisfaction pour chacun de ces acteurs…
- Mais il est possible pour plusieurs parties prenantes d’être servies à court terme, même avec un business éclopé : on vous laisse imaginer comment chaque acteur de Jouèlerie peut tirer la couverture à lui au détriment des autres…
Selon Tim Brown, dans son livre L’esprit Design, trois critères indissociables conditionnent la validité d’une idée : la faisabilité (qu’est-ce qui est fonctionnel et réalisable dans un avenir prévisible ?), la viabilité (qu’est-ce qui s’intègre dans un modèle économique durable ?) et la désirabilité (qu’est-ce qui correspond aux attentes des consommateurs ?). Dans cet article nous avons fait le choix d’aborder principalement la dualité qu’il pourrait y avoir entre viabilité et désirabilité (ie. client vs. utilisateur).
La valeur
Lorsque, en tant que Product Owner, on se demande : “Qui doit-on satisfaire ?”, cela revient à se demander “À qui doit-on apporter le plus de valeur et qu’est-ce que la valeur ?”
Selon le Larousse, la valeur peut être définie comme :
Ce que vaut un objet susceptible d’être échangé, vendu, et, en particulier, son prix en argent.
ex : un terrain qui a doublé sa valeur
Importance, prix attaché subjectivement à quelque chose
ex : attacher de la valeur à des souvenirs de famille.
La valeur est donc liée à une notion de transaction, d’échange : elle est alors relative (que ce soit dans le temps ou d’un objet à un autre) et aussi personnelle (en fonction des deux parties “vendeur”/”acheteur”). Ainsi la valeur perçue par les clients ou utilisateurs est souvent différente du prix coûtant du produit ou du bien, et quelque chose qui peut paraître sans valeur pour nous, peut en avoir énormément pour quelqu’un d’autre.
Par exemple, si Paul possède un champ de pommes, et Patrick un champ de poires : les pommes auront moins de valeur pour Paul que pour Patrick qui n’en a pas et inversement pour les poires.
“The value you create can take on one of several different forms, but the purpose is always the same : to make someone else’s life a little bit better”
Josh Kaufman dans The Personal MBA
Plusieurs composantes à garder en tête et à ordonner
À l’instar d’une pierre précieuse, la valeur dispose de différentes facettes. Dans son article sur la Business Value, Martial Segura énumère par exemple les aspects suivants :
- Valeur commerciale :
Le produit nous permet-il d’économiser ou de gagner de l’argent ? - Valeur de marché :
Des clients sont-ils intéressés par mon produit ? - Valeur client :
Le produit répond-il au besoin du client ? - Valeur sociale :
Le produit me permet-il d’accéder à un statut social particulier ? - Valeur émotionnelle :
Le produit apporte-t-il des émotions particulières ? - Valeur de l’efficience :
Le produit permet-il d’améliorer la qualité du service, de notre activité ou de celle du client ? - Valeur temporelle :
Le produit est-il un investissement bénéfique pour le futur ?
C’est une décomposition possible de la valeur, mais d’autres façons de la classifier sont tout aussi valables, car c’est une notion complexe et qui plus est, non exclusive.
En effet, un même produit ou service peut regrouper plusieurs aspects de la valeur, à des degrés différents. Si l’on prend l’exemple de l’iPhone – le produit a à la fois une valeur client, car il permet de répondre au besoin de communication de ce dernier, une valeur émotionnelle mais également une valeur sociale…
Vous pourrez également trouver d’autres descriptions de la valeur métier dans la RefCard “La priorisation de backlog” écrite par Thomas Scannagatti – Product Owner chez Néosoft.
Le dilemme du PO
C’est bien beau tout cela, mais maintenant que l’on a vu que la valeur est indissociable de son destinataire, nous n’avons pas répondu au dilemme du Product Owner : à qui doit-on principalement apporter cette valeur, au client ou à l’utilisateur ?
Et bien, la réponse magique est “ça dépend”. C’est une question d’arbitrage entre la faisabilité, la désirabilité et la viabilité économique du produit.
Plusieurs façons de le respecter
Lorsque l’on cherche à contenter le client, c’est la viabilité du produit que l’on satisfait. Si l’on cherche à contenter l’utilisateur, c’est alors la désirabilité du produit que l’on satisfait.
Et pousser le curseur vers l’un ou l’autre a un effet profond sur la nature de l’entreprise.
Prenons l’exemple de l’activité des compagnies aériennes. Traditionnellement, les compagnies régulières “classiques” telles qu’Air France ou Lufthansa misent sur un service à bord de qualité et gratuit pour leurs clients et localisent leurs destinations dans des hubs situés dans les aéroports de grandes villes.
À l’inverse, les compagnies aériennes low costs telles que Ryanair ont révolutionné le modèle économique du transport aérien en réduisant leurs coûts au détriment du service à bord, et en faisant notamment le choix d’abandonner les hubs au profit d’aéroports de plus petites tailles.
Même si les deux types de compagnies opèrent dans le même secteur d’activité, le fait que les premières privilégient le service aux passagers alors que pour les secondes les passagers sont un capital au service des aéroports de plus petites tailles, donne lieu à des business model relativement éloignés.
Pour un second exemple, prenons deux compagnies de maraîchage. Les deux produisent donc des légumes pour vivre.
La première a choisi de se faire une clientèle de distributeurs, type grande distribution.
La deuxième préfère s’adresser directement aux particuliers.
Sur ce simple changement de critère, il y a fort à parier que votre imagination a déjà pu dresser deux images bien distinctes du profil de chacune de ces deux entreprises : diversité des produits, quantités produites, localisation géographique, modèle social, profils des clients finaux et critères de satisfaction, prix…
Avez-vous spontanément vu dans votre tête le modèle de cueillette émerger pour la deuxième ? On se retrouve alors devant des produits/services très différents.
Conclusion
L’équilibre entre la faisabilité, la viabilité et la désirabilité de notre produit/service est indispensable pour sa durabilité. Et pour cela, il est indispensable de bien connaître ses utilisateurs et ses clients – afin de pouvoir les distinguer lorsque cela est nécessaire.
Certains outils permettent de faciliter cette compréhension et d’aligner l’ensemble des parties prenantes sur cette vision, comme la formalisation des personas ou encore la réalisation d’une empathy map ou d’un customer journey.
Toutefois, au delà des outils, qui sont surtout des aides pour “y voir plus clair”, c’est surtout la posture d’empathie qui importe le plus :
- qu’elle soit prédictive : quels clients et utilisateurs ai-je en tête quand je conçois mon produit ?
- ou empirique : quels clients et utilisateurs s’approprient effectivement mon produit ?
Car comme nous l’avons défendu dans cet article, il y a une adaptation à double sens et constante entre un produit et ses parties prenantes. On agit sur l’entreprise et le produit pour attirer une certaine population, mais on doit ensuite réagir en fonction de qui répond en pratique. Et c’est surtout à ce moment qu’il est important d’avoir une pleine conscience des priorités de satisfaction attachées au produit afin de prendre des décisions éclairées.
Un équilibre nécessaire
Peu importe le type de produit ou de service, si l’on se trouve face à un déséquilibre trop important, il ne pourra pas donner lieu à une entreprise pérenne.
- Si le produit/service ne produit pas de valeur pour un client, il s’agit alors d’un hobby.
- Si le produit/service n’attire pas l’attention d’un utilisateur, il s’agit alors d’un flop.
- Si le produit/service ne délivre pas ses promesses et ne répond pas au besoin, il s’agit alors d’une escroquerie.
Crédits photos (dans l’ordre d’apparition) :
Photo by Edgar Soto on Unsplash
Schémas originaux